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Est-il possible de restreindre les droits de vote du nu propriétaire dans une société ?

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Parmi les techniques patrimoniales permettant de simplifier les transmissions successorales figure le démembrement de propriété par la constitution d’un usufruit.

Ainsi, il n’est pas rare que des parents propriétaires d’actions ou de parts sociales de sociétés décident de transférer la nue-propriété de leurs actions ou parts à leur(s) enfant(s) en se réservant l’usufruit.

Néanmoins, la question qui se pose est celle du pouvoir au sein de la société dont les actions ou parts ont été démembrées.

L’objectif des parents usufruitiers sera de conserver la mainmise sur la gestion de la société en évitant autant que possible l’immixtion des enfants nu-propriétaires.

Pour autant est-il possible de restreindre les droits de vote du nu propriétaire dans une société ? Si oui, dans quelle mesure ? Quels sont les risques éventuels ?

Répondre à ces questions suppose de distinguer la situation propre aux sociétés dont le capital social est divisé en parts sociales (II), des sociétés dont le capital social est divisé en actions (III). Au préalable, seront brièvement rappelées les notions entourant l’usufruit (I). Enfin, nous verrons qu’au-delà du droit des sociétés, il convient de prendre en compte les risques propres au droit des biens (IV).

  1.  Bref rappel relatif à l’usufruit

D’après l’article 578 du Code civil :

« L’usufruit est le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, mais à la charge d’en conserver la substance ».

Par ce démembrement de propriété, l’usufruitier disposera pendant la durée conventionnellement prévue ou, à défaut, pendant toute sa vie, du droit d’user de la chose (usus) et du droit de jouir des fruits (fructus). Il devra assurer la conservation de la chose

Le nu-propriétaire dispose quant à lui d’un « droit de propriété en puissance ». Le nu-propriétaire peut ainsi vendre le bien mais il ne peut pas nuire aux droits de l’usufruitier (article 599 du Code civil). Dès lors, s’il décide de vendre le bien, le bien vendu sera grevé d’un usufruit, ce qui rendra l’opération peu avantageuse pour un éventuel acheteur. Par principe, la vente de la pleine propriété du bien suppose un accord entre le nu-propriétaire et l’usufruitier.

  • Au sein des sociétés dont le capital social est divisé en parts sociales

Nos développements traiteront plus particulièrement des sociétés civiles (A) et des SARL(B)

A. Dans les sociétés civiles

L’article 1844 du Code civil dispose que :

« Tout associé a le droit de participer aux décisions collectives (…)

            Si une part est grevée d’un usufruit, le droit de vote appartient au nu-propriétaire, sauf pour les décisions concernant l’affectation des bénéfices, où il est réservé à l’usufruitier.

            Les statuts peuvent déroger aux dispositions des deux alinéas qui précèdent ».

 Il résulte de cette disposition que le droit de vote est, par principe, attribué à l’usufruitier pour les décisions concernant l’affectation des bénéfices et au nu-propriétaire pour toutes les autres décisions. La répartition légale s’effectue en fonction de l’objet de la délibération.

En pratique, les statuts stipulent le plus souvent que les décisions prises lors des assemblées générales ordinaires seront votées par l’usufruitier tandis que les décisions prises lors des assemblées générales extraordinaires seront prises par le nu-propriétaire.

Néanmoins, se pose la question d’une répartition différente décidée par les statuts.

Dans l’absolu, rien n’interdit, en droit des sociétés, d’attribuer le droit de vote à l’usufruitier. Cela reviendrait à priver le nu-propriétaire du droit de vote dans la société.

Toutefois, ce principe est limité en raison de l’attribution de la qualité d’associé au nu-propriétaire.

Or, en droit des sociétés :

  • L’associé ne peut jamais être privé du droit de participer aux décisions collectives ;
  • Certains droits sont réservés aux seuls associés ;
  • Les engagements d’un associé ne peuvent jamais être augmentés sans son consentement

Dès lors, la jurisprudence, a décidé :

  • 1/ de distinguer le droit de vote dans les assemblées et le droit de participer. Aussi, le nu-propriétaire peut être privé de son droit de vote pour les Assemblées générales ordinaires et extraordinaires, mais il doit toujours pouvoir participer activement aux décisions collectives. Le droit de participer aux décisions collectives suppose de convoquer le nu-propriétaire et, surtout, de lui fournir les mêmes documents d’information qu’à l’usufruitier titulaire du droit de vote ;
  • 2/ que certaines décisions qui peuvent augmenter l’engagement des associés telles que la transformation de la société civile en Société en nom collectif (SNC) doivent être prises avec l’accord explicite du nu-propriétaire;
  • 3/ que certains droits sont réservés au nu-propriétaire tels que:
    • Le droit de demander à tout moment au gérant de provoquer une délibération des associés sur une question déterminée ;
    • L’exercice de l’action ut singuli qui est réservée aux associés
  • 4/ que si les statuts prévoient, par exemple, que seul un associé peut être gérant cette qualité sera réservée au nu-propriétaire.

Il faut donc être particulièrement vigilant au vocabulaire employé dans les statuts et dans les dispositions légales. Etre accompagné d’un avocat lors de la rédaction des statuts peut être salutaire.

Particulièrement, il convient d’attirer l’attention du rédacteur des statuts sur la rédaction des clauses de représentation.

En effet, en application de la distinction entre droit de vote et droit de participer aux décisions collectives, il n’est pas possible de prévoir une clause en vertu de laquelle l’usufruitier représente valablement le nu-propriétaire pour toutes les décisions sociales, quel qu’en soit l’objet. Celle clause porte atteinte aux droits fondamentaux des associés de sorte que la décision d’assemblée pourrait être annulée (Cass. 2ème civ., 13 juillet 2005, n°02-15.904).

B. Dans les SARL

La répartition légale des droits de vote dans les Assemblées générales est régie par l’article 1844 du  Code civil.

Dès lors, l’ensemble des développements supra trouvent application.

Néanmoins, il convient d’attirer l’attention sur les droits réservés au nu-propriétaire ès qualité d’associé :

  • Seul le nu-propriétaire peut demander au gérant de SARL de convoquer une assemblée générale en application de l’article L223-27 du Code de commerce. Dès lors, même s’il est privé du droit de vote dans l’assemblée générale – attribuée par les statuts à l’usufruitier -, la demande de convocation relève du nu-propriétaire associé ;
  • Le nu-propriétaire doit toujours être convoqué aux assemblées générales en application de droit de participation et doit se faire communiquer les documents sociaux ;
  • Les statuts ne peuvent pas priver un associé – nu-propriétaire – du droit de poser des questions écrites en application de l’article L223-26 du Code de commerce.

 

NB : la loi ne prévoit pas expressément la possibilité aux associés de demander l’adjonction de points ou de projets de résolution à l’ordre du jour. Dès lors, les statuts peuvent être rédigés librement sur ce point. Nous pourrions envisager une clause aux termes de laquelle l’usufruitier peut solliciter une telle adjonction. Dans cette hypothèse il ne faudrait pas ouvrir cette possibilité aux seuls associés.

 

 

  • Au sein des sociétés dont le capital social est divisé en actions

Dans les sociétés par actions – et principalement les Sociétés anonymes – la répartition légale du droit de vote n’est pas strictement identique à celle prévue pour les SARL ou les sociétés civiles.

L’article L225-110 du Code de commerce dispose que :

« le droit de vote attaché à l’action appartient à l’usufruitier dans les assemblées générales ordinaires et au nu propriétaire dans les assemblées générales extraordinaires (…)

            Les statuts peuvent déroger aux dispositions du premier alinéa ».

En pratique, nous constatons qu’il s’agit de la répartition choisie par les parties dans les statuts de sociétés par action mais aussi dans les sociétés civiles ou les SARL.

Néanmoins, en théorie, cette répartition légale diffère de celle prévue à l’article 1844 du Code civil. Les droits de l’usufruitier sont, dans le silence des statuts, plus étendus dans les sociétés par actions.

Dans les sociétés par actions comme dans les sociétés civiles ou les SARL, le nu-propriétaire peut être privé du droit de vote dans toutes les assemblées générales. Le nu-propriétaire ne peut, en revanche, pas être privé du droit de participer aux décisions collectives ni être privé des droits réservés aux seuls actionnaires par la loi.

Ainsi, le nu-propriétaire ès qualité d’actionnaire peut :

  • Solliciter la désignation en justice d’un mandataire chargé de convoquer une assemblée en application de l’article L225-103 du Code de commerce ;
  • Poser des questions écrites auxquelles le conseil d’administration ou le directoire est tenu de répondre en application de l’article L225-108 du Code de commerce ;
  • S’il détient une fraction minimale de capital, requérir l’inscription à l’ordre du jour de projets ou de points à l’ordre du jour, en application de l’article L225-105 du Code de commerce

Au-delà, le nu-propriétaire doit être convoqué et bénéficier de l’information permettant une participation active[1] aux assemblées.

 

Comme nous constatons les possibilités offertes par le droit des sociétés pour attribuer le droit de vote à l’usufruitier sont larges. Seuls les droits du nu-propriétaire ès qualité d’associé ou d’actionnaire sont préservés. Néanmoins se pose la délicate question de l’articulation des règles du droit des sociétés ci-avant énoncées avec les grands principes du droit des biens régissant le démembrement de propriété

2. Articulation des règles du droit des sociétés avec les grands principes du droit des biens

Les articles 578 et 599 du Code civil posent les deux grands principes suivants :

  • L’usufruitier peut jouir de la chose à la charge d’en conserver la substance ;
  • Le propriétaire ne peut, par son fait, ni de quelque manière que ce soit, nuire aux droits de l’usufruitier.

Or, le nu-propriétaire peut perdre son droit de vote dans toutes les assemblées au profit de l’usufruitier. Cela n’est pas sans poser de questions lorsqu’il s’agit des décisions d’Assemblées générales extraordinaires qui permettent une modification des statuts, qui permettent une cession des parts sociales ou de biens essentiels pour la valorisation des parts/ actions de la société.

Quid de leur traitement juridique.

Certains tribunaux ont un temps distingué entre les actes d’administration et les actes de dispositions. De ce fait, il en résultait que, malgré la répartition statutaire des droits de vote, l’usufruitier ne devait pouvoir voter seul que pour les actes d’administration.

Cette position a été défendue de la Cour d’Appel d’Alger du 13 mai 1954[2] mais aussi par la Cour d’Appel de Caen le 19 février 2008[3].

Elle a toutefois été censurée par la Cour de cassation, notamment, dans un arrêt ayant suscité beaucoup d’émoi chez les spécialistes : l’arrêt du 2 décembre 2008[4].

L’affaire est classique. Un père consent à ses enfants une donation-partage avec réserve d’usufruit sur les parts de la société civile holding. Les statuts stipulent que le droit de vote appartient à l’usufruitier pour les décisions ordinaires et extraordinaires. Ils précisent également que le nu-propriétaire doit être convoqué à chaque assemblée.

Quelques années plus tard, l’AGE approuve un projet de fusion ayant pour objet l’absorption de la société holding par une autre société.

Les enfants nu-propriétaires demandent l’annulation de la délibération en se fondant :

  • Sur les prérogatives essentielles du nu propriétaire et sur l’interdiction de porter atteinte à la substance de la chose ;
  • Sur l’abus du droit de vote délibérément commis par l’usufruitier.

La Cour d’Appel de Caen suit cette argumentation en faisant droit à la demande des enfants, mais la Haute Juridiction rend un arrêt de cassation au visa des articles 1844 et 1382 du Code civil.

La Cour de cassation rappelle le principe jurisprudentiel issu de l’article 1844 du Code civil : le droit de vote peut être attribué au nu propriétaire tant que le nu propriétaire n’est pas privé de son droit de participer aux décisions.

Ce faisant la Cour de cassation laisse primer le droit spécial (le droit des sociétés) sur le droit général (le droit des biens). Cette décision est conforme à l’adage specialia generalibus derogante (le droit spécial déroge au général) mais porte en pratique une atteinte grave aux droits du nu-propriétaire.

En l’espèce, il s’agissait d’une fusion absorption. L’atteinte à la substance de la chose peut donc être considérée comme avérée.

La Cour de cassation ne laisse entrevoir que deux possibilités pour obtenir la nullité d’une délibération votée par l’usufruitier en vertu d’une clause statutaire :

  • Que le nu-propriétaire ait été privé de son droit de participer ;
  • Qu’il y ait eu abus du droit de vote c’est-à-dire que l’usufruitier a fait un usage de son droit de vote contraire à l’intérêt de la société, dans le seul dessein de favoriser ses intérêts personnels au détriment de ceux des autres associés.

Il en résulte qu’obtenir l’annulation d’une délibération votée par l’usufruitier et portant atteinte à la substance de la chose sera peu fréquente.

Le nu-propriétaire dispose-t-il d’autres options ?

Le nu-propriétaire semble bien démuni sur le volet du droit des sociétés. Toutefois, il devrait pouvoir faire sanctionner les atteintes à la substance de la chose sur le fondement des articles 578 et 618 du Code civil.

Ainsi les atteintes à la substance de la chose pourront être sanctionnées par l’extinction de l’usufruit. Cette sanction de déchéance en cas d’abus de jouissance de l’usufruitier n’est pas automatique. Le juge peut prononcer une mesure intermédiaire moins grave telle que le paiement d’une indemnité. Toutefois, le risque potentiel de cette sanction est avéré. Il doit être  pris en considération lors de la rédaction des statuts.

Evidemment, la sanction suppose de rapporter la preuve qu’il y a une atteinte à la substance de la chose. Par exemple, la jurisprudence[5] a déjà pu considérer que le nu-propriétaire ne prouvait pas suffisamment l’atteinte à la substance de la chose dans le cadre d’une transformation d’une SA en SCA. Ce faisant l’extinction de l’usufruit n’a pu être prononcée. Selon les juges, le nu-propriétaire ne prouvait pas une baisse avérée ou prévisible des résultats de la société, ni une baisse imputable à la modification de la forme sociale de la société. Les actions n’étaient pas nécessairement dévalorisées du fait de la transformation.  A noter, la Cour d’Appel de Douai a insisté sur la volonté de l’usufruitier de faire prospérer la société.

En conclusion, même si les risques concernant à l’attribution des droits de vote au seul usufruitier sont relatifs, sur le volet droit des sociétés, en pratique, nous ne saurions que conseiller la rédaction d’une clause précise aux termes de laquelle les décisions susceptibles de porter atteinte à la chose seront votées par le nu-propriétaire.

[1] Dans le sens contraire, Communication ANSA juillet-août 1994 n°2726 et juin-juillet 2000 n°3037) qui estime que le droit de participer aux assemblées n’implique pas l’obligation pour la société de le convoquer. Cela revient à considérer que le nu-propriétaire doit participer aux assemblées et se faire communiquer les documents sociaux (art. L225-118 du Code de commerce) mais pas nécessairement être convoqué. En pratique nous ne saurions que conseiller de convoquer le nu-propriétaire.

[2] CA Alger, 13/05/1954, 1ère ch., Germain c/ Moutte : Gaz. Pal. 1954 II. p.100

[3] CA Caen, 19/02/2008, n°06-2901, 1ère ch. Civ., Rapeaud c/ Sté Plastholing, RJDA 1/09 n°34

[4] Cass., com., 02/12/2008, n°08-13.185 commenté par Paul le Cannu, ‘La nudité du nu propriétaire’, Revue des sociétés 2009 p.83 et par Thierry Revet, ‘Rebondissement dans la condition de l’usufruitier de parts sociales : il serait un associé et peut être doté d’un droit de vote universel dont la seule existence ne porte pas atteinte à la substance des parts’, RTD civ. 2009 p.137

[5] CA de Douai, ch. 1, sect. 2, 13/02/2013, n°11/05224, RJDA 11/13 n°905, juris-data 2013-002753

Laura NOWAK

Elève Avocate

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A propos de l'auteur

Me Franck Cardon est Avocat au Barreau de LILLE. Il dirige le Cabinet TRINITY Avocats. Fiscaliste, il met ses connaissances, sa rigueur et son expérience au profit de ses clients qu'il accompagne dans la création, le développement et la transmission de leurs entreprises.

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